Mouette noire

Mouette noire

Mouette noire

avec moi et chez moi, sur moi, je t’emmènerai
je t’emmènerai comme le cercueil d’un étranger
à perte de vue je t’emmènerai encore et encore
que n’osent t’atteindre ni feu ni mauvais sort
j’ai les épaules solides et mes deux mains idoines
même s’il faut te traîner, tu la passeras, cette douane
 
le ciel qui se déchaîne et toi, toi mon boulet
mon poème de mauvais augure et mon péché
il plane un sombre doute sur la morne campagne
je lui donne l’ordre de ne te faire aucun mal
et j’ordonne que la fonte des glaciers de la langue
fasse couler sur ta peau le plus doux des printemps
 
sans un arrêt je t’emmènerai toujours plus loin
tu as beau être faite de flamme et de lointain
et la fosse que tu creuses et tous tes guet-apens
c’est en vain qu’à mon cœur ton diable de cœur ment
je monterais pour lui sur le triste gibet
auberge de larrons obscurs et mal famés

L’oiseau fracasse

Il a trop bu ce soir aussi,
il s’est encore saoulé,
dans la pénombre, des araignées,
de gris lézards l’épient.
Sur la colline ils se remettent
à brûler les feuilles mortes,
des années de disette.
Au ciel de terroirs débridés,
des lueurs assourdies.
Dans le cas d’un retour de flamme,
je ne les envierai pas.
Du haut des palmiers, Byron se moque de moi,
et sur une branche
Goethe me charrie,
lui dont même l’ombre
traîne au vent mauvais.
La voute céleste est en colère,
et même il se pourrait que je trébuche,
et même alors je porterais
dans mon cœur ton fardeau tout entier.
Un oiseau fracassé se traîne en moi,
frappe les touches du piano.
Un signe de la main et il s’arrête.
Le temps est bouffé par les vers,
une fleur dans le jardin – un cactus – me fait de l’œil.

Des choses

Are not the mountains, waves, and skies, a part
Of me and of my soul, as I am of them?
                           From “Childe Harold’s Pilgrimage”by Lord Byron, III, LXXV
Sans plus hésiter, attache les choses aux choses !
Elles, que tu le veuilles ou non, s’attacheront toutes à toi,
te tirant en arrière presque comme un boulet.
Tu n’as rien demandé ? Une force mystique,
inexplicable, les lie à toi,
comme une thèse de Schopenhauer. (La représentation.)
Deux-centre trente mille ans : telle est la durée de rotation
de la spirale dite Voie Lactée (avec ses milliards d’étoiles,
sa multitude de trous noirs, de quasars, de galaxies parallèles),
et, à l’une de ses extrémités : notre Système Solaire.
Enfin, la planète Terre, et toi, point minuscule.
Le savoir – que ce savoir t’exalte plus que tout autre !
Sois heureux, oublie-toi ! Aime d’amour les choses !
Imagine-toi infini !

De la volonte

         ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι, καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών·
Ce qui fait naître les choses les fait aussi disparaître selon la nécessité.
 
Tu t’attends à ce que je m’incline devant toi,
à ce que je célèbre ta gloire,
retournant le couteau dans le cœur de l’idée,
comme dans le nôtre Dieu, d’habitude,
retourne la caducité.
La joie bruyante de la révolte
brise en millions d’éclats
le verre du piédestal où trône la loi !
Voilà ce que je célèbre : la résistance.
La contradiction saute de branche en branche,
tel un oiseau caché
dans les mains froides du feuillage.
L’oiseau proteste par son chant,
encore plus audacieux que la vie,
la révolte, qui jamais ne meurt,
telle la flamme passant de main en main.
La volonté veut encore plus,
plus que l’Amour
qui meut le Soleil et les autres étoiles.*
Le poids des forces élémentaires
casse la branche
mais ne brise pas les digues de la volonté.
 
* Dante Alighieri, La Divine Comédie, dernier vers, traduction de Jacqueline Risset.

Le visage

Ne cherche pas à savoir
en quoi Dieu a construit le monde !
Ce serait vaine abondance de mots.
L’examen de la création - nous dit l’exégèse morale –
rend orgueilleux celui qui néglige
les enseignements du Midrash Aggadah
et du Midrash Halakha.
Quel précipice sépare notre savoir fini
de l’infini vouloir de Dieu.
Mais l’arbre de vie fleurira pour l’homme
quand il aura l’amour,
cause et but de la création :
rien ne peut se mesurer à Dieu !
Car enfin, qu’est-ce que cette indigne avidité, que cette violence
qui cherche à s’approprier Celui
qui vit en nous depuis l’instant de notre conception ?
Quelle plaie, quel offusquement tournoie
dans nos pensées, sans nous laisser le moindre répit
tant que des brumes de la matière
n’émerge pas l’éclat de son visage ?
Or ce visage, c’est nous.