Faire interminablement l'amour

Faire interminablement l'amour

Faire interminablement l'amour

je n’éprouve que dégoût pour la corruption perfide
qui saoule, tue, ruine et abrutit
je veux une corruption pleine d’audace, pleine d’esprit
éveilleuse des plus nobles pensées
qui ait de l’imagination
qui pareille à l’incendie
dévaste tout
pour que tout puisse être reconstruit
que la concentration des forces positives
ne puisse rien contre elle
(la justice est d’ailleurs un acte intellectuel, et non sentimental)
qu’elle soit nerveuse, enthousiaste, urbaine
qu’elle fasse fleurir la république
qu’elle se passe de raisons, de tiédeurs, de chimères
qu’elle soit brillante, éblouissante, emportant tout sur son passage
comme la crue d’un fleuve en Amérique du Sud
aphoristique, mais indiscrète et démasquante
que Dalila jamais ne brise la force de Samson
que la lecture de Cicéron soit impunie
qu’elle se fasse volupté et qu’elle n’ait point de fin
qu’elle nous fasse interminablement l’amour
qu’elle soit Eros
l’étalage du spectacle
désir impitoyable foulant le seuil du songe
désert fertile plante carnivore
réalité torride inverse de la tyrannie
égarement historique absolu
qu’elle nous rappelle Tacite, Rome et Jérusalem
Aristote et l’histoire universelle
qu’elle chérisse Machiavel et l’excitante perversité
qu’elle adore Kant, que sa logique jamais ne rapetisse
la corruption – qu’elle soit sentimentale, avenante
de toute fronde qu’elle soit le plus vulgaire factieux
le fauve des fauves
qu’elle persécute l’indifférence
qu’elle soit ce point certain qui sort le monde de ses gonds
(car à quoi bon l’incertitude ?)

Le pigeon blanc de Nikola Tesla

Dieu m’a pris en confiance. Sous la forme d’un pigeon.
Ces dernières semaines, dans Central Park, il était avec moi,
ce pigeon blanc à qui je donnais à manger des miettes de pain,
comme si je nourrissais mon âme d’illusions savoureuses.
Lui sait déjà que c’est ce matin que le docteur Wembly va venir
chez moi, vers dix heures, à l’hôtel New Yorker,
chambre 3327.
Portant binocle, avant de se pencher sur moi, il l’ajuste sur son nez,
pour mieux voir la mort.
Moi, je reste étendu sur ce lit couvert d’un drap d’une propreté
douteuse et je laisse jouer au médecin légiste
ce sieur inconnu, mais, quoi qu’il en soit, jovial.
Mon corps émacié ne doit pas lui offrir un bien agréable spectacle,
mais bon, un constat de décès, ça ne dure pas si longtemps.
Il renifle juste au-dessus de moi, comme, à la Cour suprême
le fera plus tard un des juges, en répudiant les dix-sept brevets de Marconi*.
Dans la chambre voisine, une radio parle...
Ca s’appelait broadcasting, encore, et ça te coûtait un paqueton.
Quand le tout premier speaker s’est assis au microphone,
Le métal de sa voix a pris son vol et gagné l’horizon,
Et, sortant d’un récepteur, on entendit : – la transmission est bonne !
**

Qu’elle est étrange, la force qui permet au son de traverser les murs !
Mon regard est resté sur ce pigeon blanc disparu depuis des jours.
Le monde, salle d’attente bruyante, où tous se hâtent, se bousculent et gueulent,
étrange épiphanie du sens qui se structure dans la matière.
Sous les embruns du Niagara un arc-en-ciel tend sa poitrine au ciel tranquille.
Tige de bruyère.
Wembly est toujours là, débout à mes côtés. Je le regarde de haut.
Pas d’un regard aussi hautain
que quand j’ai regardé Edison,
qui parlait avec dédain et scepticisme du courant alternatif,
et pourtant : des dynamos donnent leur sein de métal
à téter aux transformateurs qui hurlent.***

La toile blanche du temps flotte au-dessus de moi, et dans la chambre voisine
encore et toujours, la radio parle...
Tantôt c’est nous qu’elle dérange, tantôt elle, par des appareils…
On la porte déjà sur nous, si on fait pas gaffe, elle nous portera sur elle.
Par temps clair, on reçoit bien toutes les émissions,
On peut réentendre au programme les vieilles chansons...
**
L’univers, sans ce son qui y flotte,
se solidifierait autour de moi.
Grâce au son, moi seul suis raide comme un rocher.
Wembly est prêt à partir.
Du coin de la pièce, il regarde en arrière,
et ses lèvres murmurent des mots :
genius is one percent inspiration
and ninety-nine perspiration, ****
et il secoue la tête en guise d’adieu.
Je le regarde de haut, fâché : il aurait pu citer n’importe qui d’autre,
mais la porte déjà se referme derrière lui,
et à travers ces murs sans épaisseur
dans la chambre voisine, la radio parle encore.

Mon regard est resté sur ce pigeon blanc disparu depuis des jours.

*Guglielmo Marconi, physicien italien, a été couronné du prix Nobel en 1909 pour l’invention de la radio. Nicola Tesla est mort le 7 janvier 1943. Quelques mois plus tard, la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique a officiellement retiré à Marconi le mérite de l’invention de la radio, l’attribuant à Nicola Tesla.
** « A rádió », LGT, 1977, chanson écrite par Gábor Presser (musique) et Dusán Sztevanovity (paroles)
*** vers d’un poème d’Attila József intitulé « Munkások » (« Travailleurs »)
**** propos attribué à Thomas Alva Edison : « Le génie, c’est un pourcent d’inspiration et quatre-vingt-dix-neuf pourcents de transpiration. »

Enfin

Faire des rêves,
faire des plans,
et créer, il le faut,
des lithographies du soleil rayonnant :
en extraire
la passion,
l’emportement,
les ombres,
le corps des arbres se jetant
dans les bras du vent,
une promesse de maisons à l’horizon,
les sucs de l’oasis,
et adorer-aimer,
adorer-aimer,
adorer-aimer
enfin,
une femme,
une terre,
Dieu.

Toi

Aurore marine avec Heidegger

En souvenir de Sándor Kilin

Ebruite l’aurore,
que le cœur de la mer sursaute de frayeur,
repousse un peu le disque du Soleil,
fais-toi de la place à ses côtés
(rangée de constructions plus ou moins provisoires).
Des paroles furent écrites,
des ponts, de berge à berge, suspendus.
Ton sourire en éclaire le sens.
Une feuille perd l’équilibre,
tombe,
un espace-temps épie sa chute.
Voilà tout ce que nous sommes :
des froissures de l’infini –
des sans-cuirasses !

Necessitas

je ne marmonne pas
pourquoi est-ce que je marmonnerais
ce matin j’ai coupé mes peurs en tranches fines
et voici qu’une aurore au goût de menthe
poivrée point sous ton sein
ton soupir
éclate dans le soupir de l’océan
j’emporte avec moi
le regard vide de l’œil céleste
si seulement je pouvais
conserver cette minute
où dans ton cœur
a fleuri mon espérance