« J’avoue ne jamais réussir à réprimer tota - lement un léger frisson à chaque fois que je croise le milliardaire débonnaire et chari - table, poète et père de famille qui, pendant ses après-midis d’été sur la terrasse de sa villa des Carpates Orientales ou ses soirées d’hiver sur le sable blanc des Caraïbes, est capable, entre deux joggings parmi les ours ou après une petite pèche au requin, de créer ni vu ni connu, Davidoff Millenium au bec, ce genre de Cthulhusprès-Dogville aseptisés en deux ou cinq cents pages. Je sais qu’il dort assez peu. »
Raoul Weiss
« Je ne suis pas un lève-tôt, mais ce matin-là, je me suis réveillé une demiheure plus tôt que d’habitude. Mon rêve de la nuit, tout hébété, s’étirait encore en moi. Il m’en reste un vague souvenir. J’essaie de recoller les morceaux. Je tombais du haut d’une immense falaise. Quelqu’un m’avait poussé. Je n’avait pas vu son visage, juste ses yeux : deux petites billes de feu. J’ai encore en bouche ce goût de chute et revis avec une sensation de fourmillement l’instant où j’ai perdu pied. Ensuite, les bruits de la chute. L’air claquant à mes oreilles tel un soyeux linceul d’eau de mer. Je planais d’ailleurs plus que je ne tombais. J’ai eu l’impression que des années s’étaient écoulées avant l’impact contre une terre verte et mousseuse. Une lumière aveuglante auréolait le silence qui avait succédé au claquement de l’air : en hauteur, je ne voyais rien d’autre. Je me rappelle encore m’être confortable - ment étendu dans l’herbe. Et puis plus rien. Quand on rêve de chute, cela signifie qu’on va avoir une mauvaise surprise au travail, à l’école ou en amour, me suis-je dit, avant de chasser cette pensée fugace : idiotie ! Me voilà de nouveau à me faire peur. Clef des songes, superstition, allez au diable ! Mais je repense aux dieux, devins et héros des épopées homériques. Pas très alléchants non plus. Comment finit une journée qui a commencé par un rêve de chute ? – telle est la question qui me tracasse sous le pommeau de douche. J’enfile ma chemise blanche repassée de frais, l’odeur plaisante de l’amidon me prend au nez, et c’est alors seulement que je m’apaise, que je sens que la journée peut commencer – que tout ira bien. » Sans doute le plus grand roman contemporain hongrois sur l’argent, le sexe et le pouvoir. Zoltán Böszörményi met en scène des personnages à la fois si simples et si mystérieux dans une intrigue haletante évoquant la pureté d’un polar.